Le bureau a vécu des transformations majeures, témoin des évolutions de notre rapport au travail. À chaque époque, il s’est réinventé, avec plus ou moins de bonheur pour les salariés : matériaux, design, agencement des espaces : convivialité, confidentialité, circulation… Revenons ensemble sur les étapes importantes de son histoire à travers le temps et posons les jalons de l’espace de travail de demain…
1890
Austérité et rigueur
Transposons-nous à la fin du XIXe siècle*. Le taylorisme règne alors en maître et son nouveau modèle d’organisation du travail, la course à la rentabilité prend le pas sur le confort des salariés. À l’intérieur des bâtiments en pierre, tout est carré, fait d’acier et d’armoires en mode « tri postal » – certains de ces codes « industriels » inspireront par ailleurs plus tard Le Corbusier. L’heure est à l’austérité et à la rigueur, dans une architecture ultra-cadrée, à l’image d’organisations très hiérarchiques et cadenassées qui régissent les installations.
Au sein de l’entreprise, un seul et unique espace de travail regroupe quasiment tous les salariés : ceux-ci doivent être impérativement « dans le viseur » de leurs supérieurs afin d’offrir tous les gages d’efficacité et de productivité. C’est une sorte « d’open space avant l’heure, sous surveillance », sans fioritures, sans âme, sans la moindre touche de décoration et encore moins de fantaisie.
En parallèle, les villes se verticalisent et des avancées technologiques majeures telles l’électricité, le téléphone, l’ascenseur… accompagnent les mutations de l’espace.
Après-guerre
Le bureau devient architecture
L’idée de penser les espaces de façon globale jaillit dans l’après-guerre, accompagnant l’idée que le travailleur ne doit plus seulement être performant mais créatif.
IBM et General Motors joueront le rôle de précurseur. Le Knoll Planning Unit, un programme développé dès la fin de la seconde guerre mondiale (Knoll deviendra leader du mobilier de bureau aux USA) s’invite alors dans les entreprises.
L’idée fondatrice est de créer un mix aménagement-architecture propre à chaque organisation. Le modèle standardisé est abandonné au profit du sur-mesure. Peu à peu, Florence Knoll, pionnière du métier de designer d’intérieur, distille les nouvelles composantes du bureau moderne : plateaux allégés, mobilier facilitant la circulation du personnel, mais aussi couleurs vives et éléments de décoration destinés à donner du caractère et de l’identité aux espaces de travail.
Au milieu des années 60, la cloison modulable en contreplaqué va accélérer la révolution du bureau, grâce à l’Américain Herman Miller, fabricant ingénieux et visionnaire. L’objectif est de réunir les employés par métiers, par compétences et de favoriser les échanges. En d’autres termes, de composer de véritables « ruches » inventives et créatives. C’est pratique, mais aussi économique.
Miller et les nouveaux designers laissent également pour la première fois entrer la lumière dans les bureaux, à travers de larges baies vitrées, en premier lieu dans les immenses buildings. Pour la petite histoire, le décor cher à Herman Miller, avec ses parois vitrées et ses cloisons mobiles, a été ressuscité dans la série Mad Men qui illustre à elle seule la modernisation des bureaux dans les années 1960.
Mais si la clarté s’infiltre dans les espaces de travail, l’utilisation de cloisons en excès va vite conduire à des labyrinthes géants où les salariés se perdent dans une succession de « clapiers à lapins ».
1975
Quand la technologie rebat les cartes...
Avec l’arrivée de l’informatique au milieu des années 70, le bureau manque d’espace. Aussi, dès 1980, on décloisonne en masse ! Les plateaux de travail apparaissent, mais c’est en réalité un immense pas en arrière : on en revient, inconsciemment, à la déshumanisation des années du Taylorisme. L’intimité et la confidentialité disparaissent, le bruit ambiant se fait insupportable.
Le monde de l’entreprise et du design va laisser la question de l’agencement des bureaux en déshérence pendant une dizaine d’années. La situation s’aggrave. S’installe alors un véritable mal-être au travail, avec l’apparition des premiers burn-out. Paradoxalement, avec les open spaces, les employés se renferment sur eux-mêmes.
Réfractaires à toute évolution jusqu’au début des années 2000, les entreprises vont créer involontairement une génération de travailleurs over-stressés et laisser s’accumuler les tensions (et les dépressions) au sein de ces bureaux-hangars.
Devant une telle situation, le pragmatisme et le volontarisme prennent le dessus et le bureau évolue enfin dans le sens de ses utilisateurs…
2000
Place au bien-être au travail !
Dès le début du XXIe siècle, les entreprises prennent conscience de l’impératif besoin de faire respirer leurs espaces… et leurs salariés ! En France, la création en 2005 d’Actinéo, observatoire de la qualité de bureau, créé à l’initiative des fabricants de mobilier professionnel, va littéralement changer la donne. En collaboration avec le CNRS, Actinéo sensibilise les entreprises à l’impact de l’aménagement des bureaux sur le bien-être des salariés. Ces échanges permettent également de pointer les dysfonctionnements et d’envisager des pistes d’amélioration.
Dès lors, les espaces sont modulés en fonction des besoins spécifiques de chaque entité. Les plateaux subsistent dans certains domaines, mais l’intimité et le bien-être de l’individu sont au cœur de la conception des nouveaux aménagements. Et surtout, on tient enfin compte des souhaits des employés, à travers des études poussées.
La vraie révolution se produit dans les années 2010, initiée aux USA par les start-up puis les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon). Les petites pousses d’abord puis les géants de l’Internet ensuite vont adopter « l’espace dynamique ». C’est la fin du bureau attitré : la flexibilité est sur toutes les lèvres et le « bureau Kleenex » en est le maître. On travaille le lundi dans un espace, le mardi dans un autre, le mercredi encore ailleurs…
Cette nouvelle organisation est censée favoriser la communication entre employés, notamment à travers la mise en place de grandes tablées de type « gîte rural », où diverses équipes planchent sur différents projets. De cette façon, le bureau se rapproche de la maison. La suite naturelle est le développement du télétravail, ou encore au coworking dans des cafés ou des espaces dédiés.
Désormais, tout lieu constitue un espace de travail potentiel. Cela permet aux entreprises de réaliser des économies, aux salariés de gagner en liberté et en efficacité. Ainsi, de nombreuses études démontrent les vertus du télétravail pour la productivité. Cependant, de nombreuses sociétés en reviennent, pour différentes raisons, notamment à cause d’une trop grande dispersion du personnel, de l’inadéquation de ce type de méthodes avec certains profils et de la dilution de l’esprit d’entreprise.
Le bureau idéal n’est pas encore trouvé et ne le sera sans doute jamais, évoluant au gré de notre rapport au travail et à l’entreprise. Cependant, des tendances se détachent et préfigurent du bureau de demain… À suivre !
* Source : M, le magazine du Monde.